mardi 22 octobre 2013

LE RING À L'OPÉRA DE DIJON : III.- LE CONTRAIRE D'UNE IMPOSTURE



La dernière scène du Crépuscule des Dieux (Photo Gilles Abbegg)

Rideau retombé une dernière fois, on prend le temps de se remémorer ce Ring. Et de relativiser aussi l’invraisemblable et malhonnête critique lue dans un hebdomadaire jadis sérieux. En la lisant, je me suis cru dans Tintin débarquant en Afrique noire : si j’ai bien compris, on ne saurait, chez les provinciaux que nous sommes et qui n’ont évidemment aucune culture lyrique, jouer du Wagner, encore moins le Ring. Bref, Wagner chez les ploucs. Passons.

Ce Wagner-là, tel que coupé, tel que mis en scène, tel que précédé de deux préludes dits contemporains, eh! bien oui, il est génial. Et si Richard Wagner lui-même avait été présent début octobre à l’Auditorium de Dijon, je ne doute pas qu’il eut salué la performance de l’Opéra de Dijon, j’en suis persuadé. Et j’en connais autant sur Wagner et la manière dont il eut ressenti ce que d’aucuns ont appelé une “imposture” que les savantissimes docteurs de la loi musicale.

Alors oui, c’est vrai, une curieuse dramaturgie. Parlons-en. Laurent Joyeux et Stephen Sazio ont réalisé un Ring débarrassé du pathos mythico-germanique pour ramener les personnages, Wotan compris, au rang des promeneurs solitaires façon Rousseau. Leur Siegfried a toute l’innocence sauvage de celui qui est “bon naturellement” et que la société va corrompre (Götterdämmerung) jusqu’à ce qu’il en meurt. Brünnehilde est la femme qui sait tout, qui comprend tout, y compris la pensée inconsciente de Wotan : elle sacrifiera sa vie pour que le monde soit rédimé. Tout cela dans une atmosphère de conte, d’arbres renversés, de livres et de cahiers effeuillés à tous les vents – savoir inutile, sciences inefficaces, études notariales absconses.

Le réveil de Brünnehilde au 3° acte de Siegfried (Photo Gilles Abbegg)
Wagner trahi ? Non, c’est le sens de son message, c’est ce que dit sa musique, et c’est ce que lui fait dire Daniel Kawka d’une baguette clairvoyante et avec un orchestre aussi lucide que limpide. Cette musique de visionnaire est chargée de la couleur à laquelle la dramaturgie a volontairement renoncé. Cette musique se développe, irradie et enflamme toutes les scènes naturelles (Rhin en vagues, Walhalla en feu, arc-en-ciel, forge, chasse, tempêtes, chevauchées) que le metteur en scène a laissées dans l’ombre, les personnages demeurant quasi-immobiles comme s’ils rêvaient ce que décrit cette musique totalement évidente.

Cela peut effectivement dérouter quelques-uns des pseudo-spécialistes, décontenancés par cette lecture structurelle d’une oeuvre hors du commun qui les a obligés à se nettoyer eux aussi les oreilles et à se débarrasser de leurs vieilles habitudes philosophico-musicologiques. Ce qui compte, c’est que les auditeurs et spectateurs de ce Ring, – souvent à leur première écoute de Wagner voire leur première rencontre avec le monde lyrique –, en aient saisi spontanément, grâce à cette vision mozartienne, la modernité et la force poétique.

Michel HUVET





lundi 14 octobre 2013

LE RING À L'OPÉRA DE DIJON : II.- SOUS LE REGARD DE FRIEDELIND


C'est bien Friedelind Wagner qui accueille les spectateurs à l'Auditorium (Photo Gilles Abbeg)


Une fois le rideau baissé, après que les quatre drames musicaux ont livré leurs parfums, on reste un instant dans le large fauteuil de cette salle de l’Auditorium à l’acoustique parmi les meilleures d’Europe – elle vaut celle en bois de la “Philharmonie” à Berlin – et on revit tout ou partie des fortes émotions qui nous ont ébranlé l’âme deux jours durant avec ce Ring offert en grande première à Dijon cent trente-sept ans après la création à Bayreuth.

Alors quoi ? C’était donc ça la fameuse tétralogie ? C’était donc ça la saga mythologique wagnérienne, celle qui faisait peur à tout un chacun, surtout en France, depuis des générations ? On se frotte les yeux : ce Ring, quoi qu’en aient dit des Parisiens jaloux et des puristes traditonnalistes, constitue bien un événement qui fera date, et sa modernité est tout autant dans son poème dramatique – les jeunes ne s’y trompent pas qui sont abreuvés aux romans de science-fiction façon Seigneur des anneaux  – que dans sa musique inouïe dans tous les sens du terme.

Laurent Joyeux et Daniel Kawka ont réalisé ce que tout mélomane connaissant le génie wagnérien rêve depuis sa conversion à l’homme de Bayreuth : qu’on le réhabilite enfin après tous les masques dont l’Histoire a voulu l’affubler, sur lui comme sur sa tétralogie, qu’on le réhabilite pour qu’enfin on découvre son génie visionnaire et sa façon, comme disait Boulez, de "rouler des énergies à l’état naissant". On en avait assez des Walkyries en vaches rhénanes, des suspicions politiques dès qu’on mettait le pied sur la colline bavaroise, voire des quolibets des lyricomanes façon Massenet/Verdi qui renâclaient à Wagner faute d’y trouver des contre-ut et des occasions de bisser.

Encore fallait-il que le projet de ce Ring ait un angle d’attaque. C’est Friedelind qui l’a apporté, le petite-fille de Wagner ayant, si l’on ose dire, fait le premier travail de réhabilitation en fuyant famille et patrie dès 1940 et, après un séjour en prison et la fuite aux USA grâce à Toscanini, jeta ceci dans les micros  : "Wagner est mort et ne peut se défendre (…) La rédemption, ce motif profondément christique se révèle comme le véritable leitmotiv de l’oeuvre de Richard Wagner et Hitler, le blasphémateur, blasphème ainsi Wagner en en faisant son artiste de prédilection (…) Richard Wagner, qui chérissait la liberté et la justice plus encore qu’il n’aimait la musique, n’aurait pas pu respirer dans l’Allemagne de Hitler".

De g. à d. Daniel Kawka et François Rebsamen, maire de Dijon, lors du vernissage de l'exposition (Photo Gilles Abbeg)

L’exposition sur Friedelind – qui va rester deux mois en place –, tout autant que le beau spectacle du Golem Théâtre donné durant une semaine en hommage à Friedelind, s’est ainsi présentée comme la porte d’entrée symbolique à la réalisation du Ring par Laurent Joyeux et son équipe. C’est elle qui permet de comprendre la mise en scène poético-ironique où les dieux sont enfin ramenés à échelle humaine, où est affirmée la liberté comme suprême et unique valeur existentielle. C’est aussi ce que dit la musique de Wagner, d’un bout à l’autre : sans l’amour, sans la rédemption apportée in fine par Brünnehilde/Antigone, pas d’issue.

Et la musique le dit parce qu’un orchestre unique – créé pour la circonstance comme l’avait fait le compositeur en 1876 – a suivi un chef comme Daniel Kawka dans cette entreprise d’archéologie musicale qui aboutit à renforcer encore, s’il en était besoin, le génie et la modernité d’un artiste hors normes.

Michel HUVET

Voir aussi : III.- Le contraire d'une imposture



vendredi 11 octobre 2013

LE RING À L'OPÉRA DE DIJON : I.- ADIEU PATHOS, BONJOUR POÉSIE


Les filles du Rhin selon Laurent Joyeux à Dijon (photo Gilles Abbeg)



D’emblée, il faut préciser : la réussite exceptionnelle du Ring wagnérien à Dijon est due à ce qu’on ne trouve pas souvent dans les maisons d’opéra : la vision claire et commune, chacun dans son domaine, du chef d’orchestre et du metteur en scène, Daniel Kawka d’un côté, Laurent Joyeux et son érudit complice Stephen Sazio de l’autre. C’est incontestablement cette identité de vue qui donne à ce Ring sa valeur légendaire et en fait désormais une référence.

La première des réussites est dans l’approche générale de cette oeuvre gigantesque : une volonté manifeste de débarrasser Wagner de tout pathos et des encombrantes traditions qui se sont accumulées au fil des décennies. Non, le Walhalla ne s’écroule pas dans un déluge de feu et d’eau, non la marche funèbre de Siegfried ne s’étire pas dans un torrent de larmes et de sanglots lentement éternués.

L’ensemble de ce Ring se meut ainsi dans une sorte de clair-obscur, en noir et blanc, une sorte de crépuscule permanent qui laisse parfois entrevoir une aurore naissante, par exemple quand les dieux rentrent au Walhalla (Rheingold), quand Wotan quitte Brünnhilde endormie sur son rocher-cygne (Walküre), et surtout quand un enfant survit au désastre final, arrivé du couloir de l’infinie espérance (Götterdämmerung).

 Pas de couleur ? Si ! Elle est dans la musique, elle sort en bouquets poétiques de la “fosse mystique” dans laquelle un orchestre époustouflant obéit à un chef, Daniel Kawka, qui ne l’est pas moins. Avec des tempi rapides, un sens du détail instrumental de chambriste, il laisse Wagner devenir ce qu’il est et que beaucoup ne savaient pas ou plus voir : un immense poète visionnaire. Ce sens poétique est ainsi dans la fosse autant que sur la scène. Intense poésie des décors – le rocher cygne, les arbres de papier, la vieille bibliothèque qui entasse au Walhalla un savoir poussiéreux – et intense poésie musicale avec cette direction quasi-mozartienne.

Il y a même plus : la modernité incroyable de la musique de Wagner. Quand on sort des deux préludes composés par Brice Pauset pour chacune des deux soirées du Ring – insondable gouffre de chuintements et de grincements pour La Vieille dame sur un grave mi bémol préparant celui du Rheingold, frottements et étincelles pour le tissage des fils des Nornes – on est saisi par les combinatoires instrumentales de Wagner et leur harmonisation audacieuse. Daniel Kawka ressent de manière impressionnante l’évidence structurelle et poétique de cette musique sans équivalent. Les Solti, Karajan et autres Furtwängler sont balayés par cette finesse bienfaisante et cette réhabilitation idéale.

Le Ring va ainsi son train d’enfer, de l’hiver à l’hiver, balançant entre le noir désespérant de l’âme humaine et le blanc d’une improbable rédemption : à cet égard, les apparitions des jeunes maîtrisiens en oiseaux et cet enfant qui nous regarde sur la ligne céleste des violons de l’apothéose font basculer ce Ring du côté de la Flute enchantée de Mozart.


Michel HUVET

VOIR AUSSI : II. SOUS LE REGARD DE FRIEDELIND